
Éditorial #3 - Palais, pastèques, et panne sèche
May 16
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On sait tous que Gucci défile pour les gens qui considèrent l’exclusivité comme un actif tangible; au même titre que les actions LVMH, les tableaux dans le salon, et la cave à vin au fond à droite. Mais cette saison, la collection Croisière 2026, elle était destinée à qui? À ceux qui préfèrent les paradis fiscaux aux paradis tropicaux? Pour les investisseurs? Pour les clientes? Ou aux communicants en panique dans un open space à Boulogne-Billancourt, branchés à leur Bloomberg terminal comme à une perfusion? On sait tous que la collection Cruise 2026 de Gucci a été présentée au Palazzo Settimanni. C’était un peu Florence, un peu Fellini, un peu Gucci en storytelling calibré. C’était beau. C’était émouvant. Les terrasses étaient remplies. Tout le monde a applaudi. Tout le monde?
Pendant que la presse faisait des ronds de jambe, les marchés faisaient la grimace. Depuis que Kering a annoncé Demna comme Directeur Artistique chez Gucci, l’action a flanché comme le moral général le dimanche soir. Pas sûre que ce soit juste la conjoncture; même la famille Arnault sourit sans les dents. Chez Kering, c’est un creux, c’est un feu, c’est un château de cartes un jour venteux. Le titre de Kering a chuté de 21% en trois mois. Ce n’est pas juste une “tendance baissière dans le secteur du luxe”, c’est un vote de méfiance. Et Kering? Ils appellent un pyromane pour éteindre l’incendie. Sauf qu’en attendant qu’il arrive avec ses bidons de kérosène créatif, l’équipe interne nous sert un défilé qui sent la naphtaline. Une collection sans vision, sans chaos, sans questions existentielles. Est-ce que cette collection, elle était inspirée d’un souffle créatif, ou de l’envie de rassurer les investisseurs et la bourse face aux chiffres en rouges qui paraissent à côté de leur code ticker?
Parce que cette collection, ce n’était pas du Demna. Pas du tout. Pas encore. Pas un sac-poubelle à l’horizon, pas un bracelet en scotch, pas une silhouette volée à un prof d’arts plastiques de la Villette. On a eu droit à un défilé qui rassure, qui caresse, qui contourne les angles. Un Lexomil visuel pour actionnaires anxieux. Un communiqué de presse déguisé en brocard. Mais Demna, lui, on le connaît. Il n’est pas là pour faire du rationnel. Il est là pour faire trembler les dames du Faubourg Saint-Honoré. Son inspiration, il ne l’encadre pas, il la déconstruit. Il la découpe à la hache et en fait des robes pour les nihilistes de Berlin. Alors pourquoi l’avoir nommé? Pour faire plaisir aux actionnaires qui trouvent Balenciaga “trop brut” et qui pensent que “subversif” est un gros mot réservé aux syndicats? Parce qu’au fond, ce n’est pas que les investisseurs ne croient pas en Demna; c’est qu’ils ne comprennent pas ce que Demna veut faire de Gucci. Et pire encore: Gucci, à l’heure actuelle, ne semble pas le savoir non plus. Alors on sort les archives. On rassure. On cajole les anciens clients avec des silhouettes familières. On réécrit l’histoire au conditionnel passé, en attendant un futur hypothétique.
J’ose le dire: Gucci ne semble plus savoir ce qu'il veut être. Une maison de patrimoine pour les proprios de l’avenue Montaigne? Une marque de niche globalisée pour les fils à papa? Ou un terrain d’expérimentation néo-dada pour designers disruptifs et dépressifs? En attendant de choisir, elle flotte. Et à force de flotter, on finit par couler, même à bord d’un yacht dans le port de Monaco. Alors oui, Demna arrive. Mais il n’est pas encore là. Et en attendant, on fait quoi? On ressort les bustiers de 2001. On sert du beau. Du propre. Du vendable. On caresse les actionnaires dans le sens du dividende. On évite les vagues. Mais dans le luxe, éviter les vagues, c’est mourir à petit feu. Parce que l’attention, aujourd’hui, vaut plus cher que le cuir pleine fleur. Et Gucci, pour l’instant, n’a attiré que le regard inquiet des analystes, le silence poli de la presse, et le sourire gêné des stagiaires de mode. Et tant qu’on sortira des collections qui parlent aux auditeurs de Radio Classique plutôt qu’aux clients de demain, on continuera à perdre des parts de marché au profit d’un LVMH toujours prêt à vendre du rêve, même sous forme de malle à pique-nique. Alors oui, Gucci a fait défiler du passé. Mais le problème, c’est que l’avenir, lui, reste introuvable. On l’attend comme on attend une réforme des retraites qui plairait à tout le monde: avec scepticisme, et une flûte de champagne tiède à la main.
May 16
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